Rabelais. Pantagruel, from Ch.8

Comment Pantagruel, estant à Pa
ris, receut letres de son pere Gar
gantua,
et la copie d'icelles.
Chapitre viii.

François Rabelais, Pantagruel (Lyon: François Juste, 1542)

Chapitre viii (La lettre du géant Gargantua à son fils, évoque l'idéal de l'éducation humaniste à la Renaissance.)

Transcription from Gordon 1542 .R26 pt.1

Quelques notes sur le moyen français pour guider votre lecture de Rabelais dans les éditions du seizième siècle (tips for reading Rabelais in a 16th-century edition)

Notes lexicales pour la lettre de Gargantua à Pantagruel (ch. 8, Pantagruel)


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Pantagruel estudioit fort bien, comme assez entendez, et proufitoit de mesmes, car il avoit l'entendement à double rebras et capacité de memoire à la mesure de douze oyres et botes d'olif. Et comme il estoit ainsi la demourant receut un jour lettres de son Pere en la maniere que s'ensuyt.

Treschier filz entre les dons, graces et prerogatives desquelles le souvrain plasmateur Dieu tout puissant a endouayré et aorné l'humaine nature à son commencement, celle me semble singuliere et excellente, par laquelle elle peut en estat mortel acquerir espece de immortalité, et en decours de vie transitoire perpetuer son nom et sa semence. Ce que est faict par lignee yssue de nous en mariage legitime, Dont nous est aulcunement instauré ce que nous feut tollu par le peché de nos premiers parens, esquelz fut dict, que par ce qu'ilz n'avoyent esté obeyssans au commendement de Dieu le createur, ilz mourroyent: et par mort seroit reduicté à neant ceste tant magnificque plasmature, en laquelle avoit esté l'homme creé. Mais par ce moyen de propagation seminale

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demoure es enfans ce que estoit de perdu es parens, et es nepveux, ce que deperissoit es enfans, et ainsi successivement jusques à l'heure du jugement final, quand Jesuchrist aura rendu à Dieu le pere son Royaulme pacifique hors tout dangier et contamination de peché, car alors cesseront toutes generations et corruptions, et seront les elemens hors de leurs transmutations continues veu que la paix tant desirée sera consumée et parfaicte, et que toutes choses serons reduites à leur fin et periode. Non doncques sans juste et equitable cause je rends graces à Dieu mon conservateur, de ce qu'il m'a donné povoir veoir mon antiquité chanue refleurir en ta jeunesse, car quand par le plaisir de luy qui tout regist et modere, mon ame laissera ceste habitation humaine, Je ne me reputeray totallement mourir, ains passer d'un lieu en aultre, attendu que en toy et par toy je demeure en mon image visible en ce monde vivant, voyant, et conservant entre gens de honneur et mes amys comme je souloys. Laquelle mienne conversation a esté moyennant l'ayde et grace divine, non sans peche, je le confesse (car nous pechons tous, et continuellement requerons à dieu qu'il efface noz pechez) mais sans reproche.

Parquoy ainsi comme entoy demeure l'image de mon corps, si pareillement ne reluysoient les meurs de l'ame, l'on ne te jugeroit estre garde et tresor de l'immortallité de nostre nom, et le plaisir que prendroys ce voyant, seroit petit, considerant que la moindre partie de moy, qui est le corps, demoureroit, et la meilleure qui est l'ame: et par laquelle demeure nostre nom en benediction entre les hommes, seroit degenerante et abastardie, Ce que je ne dis par defiance que je aye de ta vertu, laquelle m'a esté ja par cy devant esprouvée, Mais pour plus fort te encourager à proffiter de bien en mieulx. Et ce que presentement te escriz, n'est tant affin qu'en ce train ver

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tueux tu vives, que de ainsi vivre et avoir vescu tu te resjouisses et te refraischisses en courage pareil pour l'advenir. A laquelle entreprinse parfaire et consommer, il te peut assez souvenir comment je n'ay rien espargné: mais ainsi y ay je secouru comme si je n'eusse aultre thesor en ce monde, que de te veoir une foys en ma vie absolu et parfaict, tant en vertu honesteté et preudhommie, comme en tout scavoir liberal et honeste, et tel te laisser après ma mort comme un mirouoir representant la personne de moy ton pere, et sinon tant excellent, et tel de faict, comme je te souhaite, certes bien tel en desir. Mais encores que mon feu pere de bonne memoire Grand Gousier eust adonné tout son estude, ce que je proffitasse en toute perfection et scavoir politique, et que mon labeur et estude correspondit tresbien, voire encores oultrepassast son desir: toutesfoys, comme tu peulx bien entendre, le temps n'estoit tant idoine ne commode es lettres comme est de present, et n'avoys copie de telz precepteurs comme tu as eu. Le temps estoit encores tenebreux et sentant l'infelicité et la calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne literature, Mais par la bonte divine, la lumiere et dignité a esté de mon eage rendue es lettres, et y voy tel amendement que de present [avec] difficulté seroys je creu en la premiere classe des petitz grimaulx qui en mon eage virile, estoys (non à tord) reputé le plus scavant dudict siecle.


Ce que je ne dis par jactance a vaine, encores que je le puisse louablement faire en t'escripvant comme tu as l'autorité de Marc Tulle en son livre de vieillesse, et la sentence de Plutarche au livre intitulé, comment on se peut louer sans envie, mais pour te donner affection de plus hault tendre. Maintenant toutes disciplines sont restitués, les langues instaurées, Grecque sans laquelle c'est honte que une personne se die scavant, hebraicque, Caldaicque, Latine

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Les impressions tant elegantes et correctes en usance, qui ont esté inventées de mon eage par inspiration divine, comme à contrefil l'artillerie par suggestion diabolicque. Tout le monde est plein de gens savans, de precepteurs tresdoctes, de librairies tresamples, qu'il m'est advis que ny au temps de Platon, ny de Ciceron, ny de Papinian, n'estoit telle commodité d'estude qu'on y veoit maintenant.  Et ne se fauldra plus doresnavant trouver en place ny en compaignie qui ne sera bien expoly en l'officine de Minerve. Je voy les brigans, les bourreaulx, les avanturiers, les palefreniers, de maintenant plus doctes que les docteurs et prescheurs de mon temps.


Que diray je? Les femmes et filles ont aspire à ceste louange et manne celeste de bonne doctrine. Tant y a que en l'eage ou je suis j'ay esté contrainct de apprendre les lettres Grecques, lesquelles je n'avoys continue comme Caton, mais je n'avois eu loysir de comprendre en mon jeune eage. Et voluntiers me delecte à lire les moraulx de Plutarche, les beaulx dialogues de Platon, les monuemens de Pausanias, et antiquitez de Atheneus, attendant l'heure qu'il plaira à dieu mon createur me appeller et commander yssir de ceste terre. Parquoy mon filz je te admoneste que employe ta jeunesse à bien profiter en estudes et en vertus. Tu es à Paris, tu as ton precepteur Epistemon dont l'un par vives et vocables instructions, l'aultre par louables exemples, te peut endoctriner. J'entens et veulx que tu aprenes les langues parfaictement, Premierement la Grecque comme le veult Quintilian. Secondement la Latine. Et puis l'hebraicque pour les sainctes letres, et la Chaldaicque et Arabicque pareillement, et que tu formes ton stille quant à la Grecque, à l'imitation de Platon. quand à la latine, à Ciceron. Qu'il n'y ait hystoire que tu ne tienne en memoire presente, à quoy te aydera la Cosmo

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graphie de ceulx qui en ont escrit. Des ars liberaux, Geometrie, Arismetique et Musicque, Je t'en donnay quelque goust quand tu estoys encores petit en l'eage de cinq à six ans, poursuys la reste, et de Astronomie saiche en tous les canons, laisse moy L'astrologie divinatrice, et l'art de Lullius comme abuz et vanitez. Du droit civil, je veulx que tu saiche par cueur les beaulx textes, et me les confere avecques philosophie. Et quand à la congnoissance des faictz de nature, je veulx que tu te y adonne curieusement, qu'il n'y ait mer, riviere, ny fontaine, dont tu ne congnoisse les poissons, tous les oyseaulx de l'air, tous les arbres, arbustes et fructices des foretz, toutes les herbes de la terre, tous les metaulx cachez au ventre des abysmes, les pierreries de tout Orient et midy, rien ne te soit incongneu. Puis sogneusement revisite les livres des medicins Grecs, Arabes, et Latins, sans contemner les Thalmudistes, et Cabalistes, et par frequentes anatomies acquiers toy parfaicte congnoissance de l'aultre monde, qui est l'homme. Et par lesquelles heures du jour commence à visiter les sainctes lettres. Premierement en Grec, le nouveau testament et Epistres des apostres, et puis en hebrieu, le vieulx testament. Somme que je voy un abysme de science: car doresnavant que tu deviens homme et te fais grand, il te fauldra yssir de ceste tranquillité et repos d'estude: et apprendre la chevalerie, et les armes pour defendre ma maison, et nos amys secourir en tous leurs affaires contre les assaulx des mal faisans. Et veux que de brief tu essaye combien tu as proffité, ce que tu ne pourras mieulx faire, que tenent conclusions en tout scavoir publiquement envers tous et contre tous: et hantant les gens lettrez, qui sont tant à Paris comme ailleurs. Mais par ce que selon le saige Salomon, Sapience n'entre point en ame malivole, et science sans

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conscience n'est que ruine de l'ame, Il te convient servir, aymer, et craindre Dieu et en luy mettre toutes tes pensees, et tout ton espoir, et par foy formée de charite estre à luy adjoinct, en sorte que jamais n'en soys desamparé par pechéé, aye suspectz les abus du monde, ne metz ton cueur à vanité: car ceste vie est transitoire: mais la parolle de Dieu demeure eternellement. Soys serviable à tous tes prochains, et les ayme comme toymesmes. Revere tes precepteurs, fuis les compaignies des gens esquelz tu ne veulx point resembler, et les graces que Dieu te a données, icelles ne recoipz en vain. Et quand tu congnoistras que auras tout le scavoir de par dela acquis, retourne vers moy, affin que je te voye et donne ma benediction devant que mourir. Mon filz la paix et grace de nostre seigneur soit avecques toy, Amen, de Utopie ce dixseptiesme jour du moys de mars, ton pere Gargantua.

Ces lettres receues et veues Pantagruel print nouveau courage et feut enflambé à proffiter plus que jamais en sorte que le voyant estudier et proffiter, eussiez dict que tel estoit son esperit entre les livres comme est le feu parmy les brandes, tant il avoit infatigable et strident.

(fin du chapitre viii)


La transcription du chapitre VIII (la lettre de Gargantua à son fils, Pantagruel) est basée sur l'édition de 1542 (Lyon: Françoys Juste) dans la Collection Gordon (Gordon 1542 .R26 pt.1). Nous avons respecté l'orthographe de cette édition, à l'exception de quelques petits changements qui rendent le texte plus lisible. (Nous avons employé les i, j, u, et v selon l'usage moderne, de même pour l'apostrophe. Nous avons résolu toutes les abbréviations de voyelles nasales et ajouté l'accent grave sur la préposition à et l'accent aigu à la fin des participes passés. Le mot "et" remplace le symbole typographique.)